M. ELFAROUKI, S. MIKOU, K. AMINE, J. KISSA

Service de parodontologie , CHU de Casablanca

Faculté de médecine dentaire de Casablanca - Maroc
Université Hassan II

 

RÉSUMÉ

Le cancer est une tumeur maligne, lié à la prolifération anarchique et incessante d’un clone cellulaire, conduisant à la destruction du tissu concerné, voire à une extension locale, régionale et générale de la tumeur ( Wolfgang J. Köstler, MD. 2007).

 

Les traitement anticancéreux (chimiothérapie, radiothérapie) donnent des effets plus ou moins néfastes, à court ou à long terme, sur les tissus sains de l’organisme. Le parodonte est l’une des zones les plus concernées (A. Barasch, J.M. Coke, 2007).
L’exposition des tissus buccaux et péribuccaux à de fortes doses de radiation provoque de nombreux changements tels que les mucites, l’ostéoradionécrose, la xérostomie, les raideurs musculaires et articulaires, dont le chirurgien dentiste doit tenir compte avant que le radio oncologue n’amorce le traitement.

 

De même, la chimiothérapie entraîne une perturbation du bilan d’hémostase ainsi que du bilan immunologique ce qui augmente le risque de développer des maladies parodontales. ( Comeau TB, Epstein JB : 2001)
L’objectif de cet article est d’expliquer les différents risques des thérapeutiques anticancéreuses sur la santé parodontale du patient, ainsi que le protocole de prise en charge de ces patients en parodontologie.
Mots clés : radiothérapie cervico faciale, chimiothérapie, ostéoradionécrose, mucite radio et chimio induites, xérostomie .


La radiothérapie et la chimiothérapie font partie des méthodes thérapeutiques bien établies pour le traitement des tumeurs malignes de la sphère cervico-faciale.
Selon les cas, leurs visées peuvent être curatives, adjuvantes ou palliatives. En principe, les rayons ionisants et les agents de la chimiothérapie sont censés détruire de manière sélective les cellules néoplasiques, tout en ménageant les cellules saines (1).
Il est cependant impossible d’assurer une efficacité aussi sélective; dans bien des cas. Des répercussions secondaires non désirées sur les structures saines sont donc inévitables, plus précisément sur les différents tissus de la cavité buccale : dents, parodonte, glandes salivaires …(1, 2).
La complexité anatomo physiologique, ainsi que les liens vasculaires, lymphatiques et nerveuses qu’établit le parodonte avec les dents d’une part et avec le reste de l’organisme d’autre part le rend susceptible aux effets secondaires des thérapeutiques oncologiques (1-3).

Ces effets délétères peuvent perdurer à moyen ou à long terme et représentent pour le patient un fardeau supplémentaire tant au niveau physique que psychique, qui vient s’ajouter à la maladie de fond (3).
Pour le médecin dentiste traitant, il est primordial d’avoir de bonnes connaissances concernant les effets secondaires des thérapeutiques oncologiques sur la sphère buccale afin de faire bénéficier le patient d’une prévention optimale du risque de lésions supplémentaires.

Le but de cet article est de rappeler les différents risques de la thérapeutique anti cancéreuse (radiothérapie cervico faciale et chimiothérapie) sur l’organisme en général et plus précisément sur la cavité buccale, d’expliquer les mécanismes par lesquels ces moyens de traitement interfèrent avec la santé parodontale, et de là, proposer une stratégie de prévention et de prise en charge adéquate pour pallier aux complications possibles.

 

RISQUES DE LA CHIMIOTHÉRAPIE SUR LA SPHÈRE ORO-FACIALE

La chimiothérapie entraine une perturbation du bilan immunologique et hématologique
Les risques possibles sur la cavité buccale sont : (fig 1)
• Les mucites chimio induites (3),
• La susceptibilité aux infections par immuno déficience (3,4,5,6),
• La susceptibilité aux hémorragies et plus particulièrement aux gingivorragies par perturbation du bilan d’hémostase (5,6,7),
• La fragilité osseuse (5).

 

 

Fig 1 : Effets de la chimiothérapie sur les différentes cellules de l’organisme (6)

 

RISQUES DE LA RADIOTHÉRAPIE SUR LA CAVITÉ BUCCALE

Les complications de la radiothérapie sont lourdes et généralement irréversibles. La sévérité de ces complications est dose dépendante. Les complications sont de type (1) :
• Xérostomie suite à un dysfonctionnement des glandes salivaires. elle peut survenir à partir d’une dose d’irradiation de 50 grays, ou encore suite à une afonction des glandes salivaires pouvant survenir à partir de 60 GY (1, 8),
• Ostéoradionécrose ( ORN) suite aux altérations vasculaires liées à l’irradiation,
• Mucites radio induites.

 

RÔLE DU MÉDECIN DENTISTE DANS LA PRÉVENTION DES COMPLICATIONS DES TRAITEMENTS ANTI CANCÉREUX

Pour le médecin-dentiste traitant, il est important d’avoir de bonnes connaissances concernant les effets secondaires des thérapeutiques oncologiques sur la sphère buccale afin de faire bénéficier le patient d’une prévention optimale du risque de lésions supplémentaires (9).

Cette démarche préventive doit commencer avant même le démarrage des thérapeutiques anti- cancéreuses, et ce, pour permettre au patient un maximum de protection contre les complications connues des traitements anti cancéreux. Un suivi continue s’impose pendant toute la durée du traitement et qui s’étend même après pour éviter l’apparition de complications (10).

La prévention commence, en effet, par une préparation du patient à la thérapeutique oncologique. Cette préparation consiste en une désinfection globale de la cavité buccale avec élimination de tous les foyers infectieux qui risquent de causer une infection voire une nécrose osseuse difficile à gérer.

En cours de traitement anti cancéreux, la réalisation de tout acte invasif (risque d’effraction vasculaire avec risque d’infection et de saignement) ne doit être abordée que sous certaines conditions.
Après une analyse des données de la littérature sur ce sujet, nous pouvons résumer les mesures que doit prendre le chirurgien dentiste omnipraticien et plus particulièrement le parodontiste dans les tableaux suivants (tableau : 1,2,3).

 

 

Mesures communes
Avant la radiothérapie
Avant la chimiothérapie
-Examen parodontal approfondi à la recherche des signes en faveur d’un pronostic parodontal réservé à défavorable. (11)
- Etablir un plan de prise en charge globale du patient, (10)
- Informer le patient sur les risques possibles,
- Instruction hygiéno diététiques : hygiène bucco dentaire, prophylaxie fluorée,(6)
- Eliminer toutes sources d’infection,
- Etre plus radical face au patient non motivé, (2)
- Etre plus conservateur face au patient motivé
- Réaliser des soins dentaires et parodontaux,
- Insister sur le sevrage alcolo tabagique,

Si des actes invasifs sont nécessaires
- confectionner des gouttières de fluoration
-Effectuer des actes 14 à 21 j au minimum avant la première cure de radiothérapie, (2)
-Effectuer des actes non traumatiques suivis par des sutures hermétiques. (10)
- Réaliser des actes sous couverture antibiotique en cas d’un désordre immunologique
- Renforcer l’acte chirurgical si nécessaire par une oxygénothérapie hyperbare (2)

- Demander un bilan d’hémostase, NFS, groupage sanguin (11, 12)
- Réaliser des actes non traumatiques
-Espacer l’acte du début de la chimiothérapie
- Prescrire une antibiothérapie de couverture flash à base de 3g d’amoxicilline une heure avant l’acte opératoire, si les taux des neutrophiles < 1000 mm3
- Prévoir des moyens d’hémostase locaux (13)

Tableau 1 : Mesures de prévention bucco dentaire avant le traitement anti cancéreux

 

 

Mesures communes
Avant la radiothérapie
Avant la chimiothérapie
- Soutien psychique du patient

- Intensifier les mesures d’hygiène, (13)

- Ecouvillonnage des surfaces orales avec des compresses imbibées dans des solutions antiseptiques,(6, 12)

- Désinfection quotidienne des prothèses,

-Diminuer le temps de port de prothèses, (12)

- Seuls les actes de prévention sont autorisés,

-Surveillance orale régulière

Si des actes invasifs sont nécessaires
- Demander l’arrêt du traitement au moins 10 j avant et 10 j après l’acte.
- Prescrire une antibiothérapie à large spectre 2j avant et prolonger la prise jusqu’à cicatrisation complète,
- Eviter l’utilisation des vasoconstricteurs,
- Accompagner l’acte d’une irrigation constante et abondante avec une solution antiseptique,
- Réaliser des sutures hermètiques,
- Humidifier les surfaces muqueuses de façon constante,
- Traiter les foyers d’ORN selon leur stade, (14)
- Traiter les mucites radio induites par un bain de bouche composé de :
• Carbonate monosodique 1,4% 100 ml
• Amphotéricine B 40 ml
• Chlorexidine 75 ml
• Xylocaine à 5% 24 ml
- Demander un bilan d’hémostase, NFS,
- Réaliser des actes entre deux séances de chimiothérapie,
- Couvrir la neutropénie par une antibiothérapie : 3g /jour, de 2 jours avant jusqu’à cicatrisation complète,
- Traiter les complications possibles (12) :
• La xérostomie : prescription des sialogogues,
• Les mucites : rinçage buccal par un bain de bouche à solution tampon, et éviter les aliments acides,
• Les gingivorragies : utiliser les moyens d’hémostase locaux,
• Prophylaxie antivirale
• Prophylaxie anti fongique

Tableau 2 : Mesures de prévention bucco dentaire pendant le traitement anti cancéreux.

 

 

Après la radiothérapie
Après la chimiothérapie
Les complications sont généralement irréversibles :
-Intensifier les mesures d’hygiène,
-Surveillance régulière avec prophylaxie fluorée à vie à raison de 10 minutes par jour à vie. (14)
- N’autoriser les soins dentaires lourds qu’après 6 mois de la fin de la radiothérapie, (2-17)
- Prescrire des sialogogues si sécrétion salivaire insuffisante, (17)
- Renforcer la cicatrisation osseuse par l’oxygénothérapie hyperbare. (2)
- Si infection osseuse : l’attitude doit être conservatrice consistant en l’élimination des séquestres osseux sous couverture antibiotique (2-17)
Les complications régressent progressivement si surveillance régulière :
- Demander un bilan de contrôle : NFS, bilan d’hémostase tous les six mois, (3)
- Prolonger la prophylaxie anti virale pour éviter les infections opportunistes,
- Intensifier les mesures d’hygiène (1)
- Traiter les complications possibles,
- Préparer le patient à une autre phase curative ou palliative si échec du traitement anti tumoral

Tableau 3 : Mesures de prévention bucco dentaire après le traitement anticancéreux

 

DISCUSSION

La méconnaissance quotidiennement constatée de l’attitude à adopter face à un patient irradié ou sous chimiothérapie anticancéreuse, conduit à des attitudes extrêmes de prudence excessive ou de dangereuse désinvolture (1-8).
Les patients sous chimiothérapie anticancéreuse présentent un risque, essentiellement pendant la période du traitement. Les complications tardives sont plus rares (13).


Les agents chimiothérapeutes les plus connus entrainant des complications au niveau de la sphère buccodentaire sont les biphosphonates , ces derniers inhibent l’activité ostéoclastique et réduisent le remodelage osseux. De plus, ils ont un effet antiangiogénique qui pourrait modifier la vascularisation osseuse (3, 12).
Enfin, les fortes doses utilisées, leur fréquence d’administration et la durée du traitement pourraient aboutir à une véritable suppression du remodelage osseux (3-12-13).


Les complications bucco-dentaires sont le résultat de l’effet cytotoxique de ces médicaments exercé directement sur la muqueuse buccale ou par l’intermédiaire de la moelle osseuse (12-15).
Anémie, neutropénie, thrombopénie conjuguent leurs effets pour le développement de stomatites, de gingivorragies, d’épisodes infectieux dentaires et parodontaux, d’infections opportunistes (15).

 

Ces complications surviennent essentiellement pendant la phase d’intercure, entre deux cycles thérapeutiques. Les soins ne doivent alors être pratiqués qu’avec l’accord du thérapeute et après contrôle de la numération globulaire (3-6).
La faisabilité des soins et des actes d’hygiène chez le patient sous chimiothérapie dépend du résultat des bilans sanguins, le tableau suivant discute la décision à prendre en fonction de ces bilans (3) (Tableau 4).

 

 

CONSIDERATION .......RECOMMANDATION ...........................COMMENTAIRE
Le patient ayant un cathéter veineux central (Hickman®, Port-a-cat® ou CCIP)
• Administration d'une antibiothérapie prophylactique recommandée par l'AHA
• Cette précaution est souvent recommandée, même en l'absence de données scientifiques solides à l'appui
PARAMETRES HEMATOLOGIQUES
Peuvent être liés au processus pathologique ou au traitement médical
 
 
NUMERATION ABSOLUE DE NEUTROPHILES
>2000/mm3
• Aucune précaution particulière n'est nécessaire
 
1000/mm3 à 2000/mm3
• Administration d'une antibiothérapie prophylactique recommandée par l'AHA
• La consultation est recommandée car le jugement clinique peut varier
< 1000/mm3
• Retarder le traitement dentaire ou d'hygiène dentaire effractif
• Administration d'une antibiothérapie prophylactique autre ou complète peut être nécessaire
• La consultation de l'oncologue du patient est primordiale afin de déterminer quel traitement dentaire et quelle hygiène buccodentaire sont nécessaires sur le plan médical et d'assurer une protection par une antibiothérapie appropriée
PLAQUETTES**
>75 000/mm3
• Aucune précaution particulière n'est nécessaire
• Il demeure prudent de détartrer une région "test" et d'observer la réponse hémorragique
40 000/mm3
• Techniques appliquées localement pour maîtriser le saignement, c à d pression et réduction au minimum des traumatismes
• Une transfusion de plaquettes peut être nécessaire
• Si on juge qu'une transfusion est nécessaire, il faut porter une attention particulière à la coordination des traitements
• Il sera prudent que le patient reçoive le traitement dans une clinique dentaire en milieu hospitalier
< 40 000/mm3
Transfusion de plaquettes 1 heure avant le traitement effractif
Il faut absolument tenir compte du degré d'aisance du clinicien face à l'administration du traitement d'hygiène bucco-dentaire
• La réalisation du traitement d'hygiène dentaire en clinique privé est peu recommandée

Tableau 4 : Conduite à tenir face au patient traité par chimiothérapie anti cancéreuse en fonction des paramètres hématologiques (3)


Le meilleur traitement est préventif et consiste en une bonne prise en charge et mise en état de la cavité buccale et des dents avant de débuter
le traitement chimiothérapique.

Le principe de la prévention des complications bucco dentaires de la chimiothérapie vise à éviter de créer une plaie osseuse. Toutefois, il est impossible de recommander des mesures systématiques sans s’adapter aux facteurs de risque individuels et sans prendre de décision collégiale avec les oncologues ou autres prescripteurs d’agents anti cancéreux (13,15).

L’ostéoradionécrose est la complication la plus redoutable suite à une irradiation de la sphère buccale, elle se caractérise par un risque accru d’infections de l’os lésé par la radiothérapie, notamment en raison de l’absence complète ou presque complète des mécanismes de réparation (14).
Les causes en sont les lésions radiogènes des vaisseaux qui provoquent finalement une fibrose vasculaire, via l’endartérite, l’hyalinisation et la thrombose. Par conséquent, en cas d’infection durant ou après la radiothérapie, survenant à travers une porte d’entrée locale créée par des interventions chirurgicales, des extractions, des parodontites marginales ou apicales ou des zones de décubitus sous-prothétiques, il peut en résulter des plaies qui ne guérissent pas (1,10).

L’infection pénètre dès lors dans l’os lésé au préalable et peut se propager sans que les mécanismes de défense s’y opposent.
La sévérité des complications liées à la radiothérapie dépend de la dose, la fréquence de l’irradiation, et l’étendue de la zone irradiée (16).
Cependant, l’évolution de la science dans le domaine du traitement anti cancéreux, fait que les effets secondaires sont inconstants. Ainsi, il suffit parfois de changer juste le mode d’administration d’un agent anti cancéreux pour avoir des effets moins néfastes.

La radiothérapie à intensité modulée (RTIM) dans la sphère cervico-faciale est caractérisée par une nette réduction des risques d’effets secondaires tardifs. Malgré une durée de suivi encore relativement restreinte, les données publiées par divers centres sont très encourageants quant à l’obtention d’un meilleur contrôle de la maladie et des effets secondaires. Ces conditions ouvrent la possibilité de se limiter à un traitement d’assainissement dentaire conservateur dans les zones à risque faible et intermédiaire, plutôt que de se conformer aux directives actuellement en vigueur conçues pour la radiothérapie conventionnelle (16).

Enfin, le chirurgien dentiste doit être au courant des innovations techniques dans le domaine du traitement anti cancéreux, et il doit faire partie de l’équipe soignante en contribuant à l’établissement du diagnostic, du plan de traitement, et à la prise de décision.

 

BIBLIOGRAPHIE

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